Atlas 1
- Il faut trancher ! Cette situation est totalement
insupportable. Décidons une bonne fois pour toutes. Je vais tirer à pile ou
face et celui qui n’est pas d’accord est libre de choisir son propre chemin.
Tous savaient que Kurt avait raison pourtant personne ne
souhaitait réellement quitter cet endroit qui les avait accueillis. Mais
comment prendre le risque de voir leurs hôtes exécutés pour les avoir cachés,
nourris et soignés ? Mais comment choisir d’aller vers la mort avant
qu’elle ne vienne vous cueillir ?
Le groupe hétéroclite d’évadés va-nu-pieds fuyait ses
poursuivants depuis des jours et des jours. Un Juif Allemand, un Irlandais, un
Français, un Grec et quelques autres. Affamés et grelottants mais toujours bien
vivants, ils rêvaient de leurs pays, de leurs familles, leurs fiancées. Comme
tous les soldats perdus dans toutes les guerres du monde.
- Pile on monte au Nord, vers le fleuve qu’il faudra
traverser ; face on file au Sud vers les montagnes.
La piécette tourbillonna dans un instant d’éternité sous le
regard des hommes en apnée. Ceux qui ne savaient pas nager imploraient les
montagnes et ceux qui n’avaient jamais vu la neige rêvaient du fleuve inconnu
et terrible.
La pièce roula sur le sol et Kurt l’arrêta brutalement sous
sa semelle impie. Trois témoins se précipitèrent. Alexandrou le Grec se releva
en se signant à la mode orthodoxe.
- Face ! annonça-t-il. La perspective de retrouver des
montagnes lui rappelait son monastère accroché au sommet acéré du mont Silo. Il
voulut voir dans la décision du sort un message divin lui annonçant son retour
au bercail
Déjà, Kurt reprenait la parole.
- Vous savez tous ce que cela signifie. Paddy ne pourra pas
franchir les sommets avec sa jambe invalide et il ne peut pas rester ici
derrière nous…
Le jeune Irlandais pleurait sans bruit. Il connaissait le
dilemme ainsi que son issue.
- Guys, je sais
que vous en aurez besoin mais j’aimerais avoir droit à un dernier coup à boire.
Please…
Alexandrou extirpa alors une flasque cabossée de sa poche et
la tendit au malheureux.
- Raki. Ça vient de mon pays. Tu seras toujours dans mes
prières.
Paddy but goulûment puis se leva douloureusement et sortit
sans se retourner. Les autres hommes se levèrent à leur tour et regroupèrent
leurs pauvres affaires dans un silence lourd.
- Allons-y ! ordonna Kurt et tous le suivirent.
Au milieu de la cour de la ferme, un tilleul majestueux
offrait son ombre réconfortante mais nul ne songea à s’y rafraîchir. Sa branche
maîtresse portait un fruit macabre ; Paddy s’y était pendu pour protéger
leur fuite. Il ne resterait aux fermiers qu’à dire qu’ils l’avaient lynché pour
détourner tous les soupçons.
Les hommes partirent le cœur gros et chacun se demandait
s’il aurait le même courage.
L’instinct de survie reprit ses droits et ils filèrent vers
le Sud en prenant soin d’effacer leurs traces.
Alexandrou marchait en égrenant son chapelet de laine,
extatique. Il venait de noter gravement le nom de Paddy sur son carnet de
prières à la suite de la trop longue liste de ses amis morts durant cette
interminable guerre. Il avait fait le vœu de prier pour eux tous les jours que
Dieu lui accorderait et il n’y avait jamais dérogé. Si la grâce de la prêtrise
lui était dévolue, il leur offrirait chaque jour une place dans la liturgie.
Il avançait en évoquant les chants, l’encens, les cierges.
Il priait en marchant, il marchait en priant. Sa poitrine s’emplissait d’une
joie dont il avait presque honte. Il oubliait la faim, les privations, les
souffrances et la mort. Il était en chemin vers lui-même et vers Dieu. Il
rayonnait d’amour.
Alexandrou n’entendit pas la balle qui lui fit exploser le
cœur.
Alfred
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