B.A. BA





B.a. ba

par Catherine Manuel Lamarque


Intérieur bureau Manon
Manon entre dans son bureau après la pause déjeuner, range le roman à l’eau de rose dans un tiroir du bas, jette un regard dur vers le dossier de Gabriel Langevin posé sur son bureau, regarde sa montre, se cale derrière son fauteuil et entame des exercices de détente du dos et de la tête. Gabriel ouvre doucement la porte et surprend Manon quand elle relève la tête.

GABRIEL
- Excellente habitude !
MANON
- Mais…
GABRIEL
- Bonjour. Gabriel Langevin. Nous avons rendez-vous.
MANON
- Vous auriez pu frapper ! Vous êtes en avance.
GABRIEL 
- Désolé ! Je voulais mettre toutes les chances de mon côté.
MANON
- Votre unique chance, c’est de payer. Asseyez-vous !
GABRIEL
- Merci. Doit-on tout de suite parler d’argent ?

        MANON
- Oui et très précisément.
GABRIEL
- Soit ! Rappelez-moi combien je vous dois TRÈS exactement ?
MANON
- Vous le savez TRÈS bien… 7510 € d’arriérés de dette qui s’ajoutent bien évidemment aux 60 mensualités de 3450 €. 
GABRIEL
- Ah ! Tout de même !
MANON
- Vous êtes au courant depuis 10 mois monsieur comme l’attestent les nombreuses lettres de rappel que vous avez reçues.
GABRIEL
- Comment une belle femme comme vous peut-elle faire un métier pareil ?
MANON
- Epargnez-moi vos commentaires. Des beaux parleurs comme vous, j’en vois 10 par jour.
GABRIEL
- Alors pour vous mes problèmes ne sont donc qu’un numéro sur un dossier.
MANON
- Dans votre cas, je parlerais de chiffres et même de gros.
GABRIEL
- Un point pour vous, vous avez de l’humour.
MANON
- Bien. Vous avez apporté le règlement en espèces prévu pour aujourd’hui ?
GABRIEL
- Ça vous plaît d’assassiner un homme aux abois.
MANON
- Vous avez la somme demandée ? Sinon je transmets dès maintenant votre dossier au contentieux.
GABRIEL
- Ah si mon épouse avait eu une telle rigueur dans nos comptes, je n’en serais pas là.
MANON
- C’est vrai qu’elle aurait pu s’alarmer de certaines dépenses…
GABRIEL
- Par contre à vous on ne peut rien cacher.
MANON
- Alors dites-moi si vous pouvez payer. 
GABRIEL
- J’ai besoin de temps.
MANON
- Mais monsieur, ce n’est plus possible. Qu’est-ce que vous imaginiez ? 
GABRIEL
- Moi ? j’ai toujours cru que la vie ressemblait à un roman, qu’il y a toujours au dernier moment un beau revirement de situation et une fin heureuse.
MANON
- Quoi par exemple ? (elle sourit pour la première fois)
GABRIEL
- Imaginez que j’ai deux places pour “Songe d’une nuit d’été” et que je vous propose de m’accompagner. Vous commenceriez par refuser mais j’insisterais en précisant que ce sont des invitations et que le dîner au restaurant n’est pas forcément prévu au programme. Vous vous laisseriez tenter car sous votre aspect froid et rigide se cacherait une amoureuse de Shakespeare.
MANON
- Et, en quoi cela ferait-il avancer votre dossier ? 
GABRIEL
- J’y viens. Après vous avoir raccompagnée, je rencontrerais un ami de toujours qui me doit de l’argent et qui me le rendrait. Le lendemain, je viendrais vous voir et déposerais à vos pieds mon cœur et tous ces beaux billets.
MANON
- Vous devriez écrire des livres.
Gabriel tire deux billets de théâtre de sa poche.
GABRIEL
- J’ai réellement rendez-vous avec un ami d’enfance ce soir mais il reste une inconnue.
MANON
- Laquelle ?
GABRIEL
- Aimez-vous Shakespeare ?

Yannick Lassec’h tenait entre ses doigts maigres cet extrait de scénario posé sur le bureau du mort. De l’autre main, il se grattait la tête. Son équipe avait fouillé partout et n’avait retrouvé ni le début ni la fin de cette histoire de recouvrement mâtinée de drague imbécile, mielleuse, digne de la collection Un cœur au chaud. Il sourit en pensant à sa femme qui se défonçait à la lecture de romans sentimentaux tandis qu’il s’enfonçait sans volupté dans les noirceurs des crimes dont il avait la charge. Putain de job ! Depuis quelques années, il n’avait plus le goût, juste le dégoût qui le prenait de plus en plus souvent. Trop souvent. Bah ! plus qu’un an et il pourrait prendre sa retraite anticipée et collaborer avec cette jeune scénariste, Lydia, qui était venue le trouver deux mois plus tôt pour l’interroger sur la crédibilité de la chute de son premier scénar. 

Lydia ! elle était brune et sa blonde lui avait cassé les burnes pour qu’il cesse de l’appeler à tout bout de champs à cause d’une virgule mal placée. Son sourire s’élargit en pensant à ce nouveau prétexte qui lui permettrait de renouer ses longs dialogues avec la sémillante Lydia. Décidément, il était cerné par des histoires de scénars et ça lui plaisait de plus en plus d’imaginer plutôt que de tremper dans de sordides réalités. 

- Oh ! L’os tu sèches ou tu rêves ?, fit Martin Quente, son adjoint.
- Scène X, réplique 4 : “T’aurais pu frapper.”
- X, mon cul, t’aurais pu me trouver une tirade plus chaude.
- Y’a plus grand chose de chaud dans cette affaire. Non mais regarde ça, j’ai jamais vu un bureau aussi nickel, plus clean que celui d’un champion cycliste de haut niveau. Tout ce gris ça me file le cafard. 
- Doit pas y’en avoir non plus.
- De quoi ?
- Des cafards.
- Putain Martin, t’es en forme ce matin. Tu vois, j’ai toujours imaginé le bureau d’un directeur d’unité de production fiction plein de papiers avec des montagnes de scénars autour et au moins un ordinateur. Non mais regarde moi ça, c’est vide ! Rien que cette collection de presse-papiers. Franchement, ce type devait avoir un sens du paradoxe assez prononcé.
Plusieurs dizaines de presse-papiers de toutes tailles et de toutes origines décoraient la pièce, lui donnant des allures de musée.
- Chacun son truc, répliqua Martin, son adjoint. En tout cas, y’en a un paquet.
- Au fait, les gars du labo sont passés ?
- Ouais, on aura les premiers résultats cet après-midi.
- En attendant, lis-moi ça, enchaîna le commissaire en lui tendant les trois feuillets orphelins. Tu me diras si le Gabriel saute la Manon. C’est toi l’expert, question galipette.
- Ma non, c’est dit dans son prénom. 
- Ah, ah, poète en plus, rigola Lassec’h. 
- Ne me flatte pas, tu sais que j’adore ça.
- Bon, qu’est-ce que t’as trouvé sur le sieur André Lessueur ?
- C’est une huile ! Non non, t’énerve pas, jeu de mot involontaire… N’empêche, c’est une huile de la chaîne. Numéro 3-4. Il fait la pluie et le beau temps côté séries et téléfilms. Rien ne se produit sans son accord si tu vois le genre.
- L’ayatollah du shit-com si je comprends bien ?
- Exactement ! Sinon, enfance tranquille, père maçon, mère au foyer, fils unique, s’est barré de chez lui très tôt, problèmes avec le paternel et depuis pas de nouvelle pas de nouvelle.
- C’est tout ?, interrogea Lassec’h déçu.
- C’est un début, non ? Figure-toi que j’ai eu ces infos en réveillant un vieux pote à moi qui vit dans le même bled d’origine que notre macchabée en très très basse Bretagne. Guémené Penfao, ça te dit quelque chose ?
- A part les andouilles, non.
- C’est déjà pas mal. Bref, mon pote qui s’épanouissait à la républicaine pendant que Lessueur frottait son derrière chez les curés se souvient bien de lui.
- Et alors ?
- Rien, enfin pas plus.
- Tu me fais chier avec tes anecdotes.
- Oh ! Ça va. Le monde est petit, c’est tout ce que je voulais dire. Sinon, j’ai annoncé la nouvelle à sa collaboratrice, la fragile mademoiselle Kaori Saïto. Pauvrette, elle a eu l’air perdue. Elle t’attend dans la salle à côté.
- J’y vais. 
- Et moi, qu’est-ce que je fais ?
- Le b.a. ba, comme d’hab, fit Lassec’h. On se retrouve plus tard.

Le commissaire poussa tout doucement la porte de la salle du comité de lecture. Kaori, écroulée sur une table, pleurait à fendre l’âme. Il contempla un instant son corps maigre et respira bruyamment, séduit par l’odeur de papier qui flottait dans la pièce.
- Mademoiselle Saïto ?
Elle se redressa vivement, le regarda le visage noyé de larmes et lui demanda cinq minutes. Quand elle revint, elle arborait un visage lisse, grave sans plus aucune trace d’émotion.
- Vous êtes japonaise ?
Elle opina du chignon.
- Je suis désolé pour votre patron. Ça c’est passé cette nuit vers 23 heures dans son bureau. Un coup derrière la nuque, il est mort instantanément d’après les premiers examens.
- Affreux.
- Vous le connaissiez depuis longtemps ?
- Cinq ans.
- C’était quel genre d’homme ?
- Parfait.
-… Mais encore ?
-…
Elle le regardait, immobile, muette.
- Bon, parlez-moi de votre boulot.
- Je supervise.
- C’est à dire ?
- J’informais monsieur Lessueur…
- De quoi ?
- De l’avancée des sélections.
- Des scénarios ?
- Oui.
Elle lançait ses réponses dans un souffle et s’arrêtait net, se tenant plus droite qu’une baguette plantée dans un bol de riz blanc, les yeux dans les yeux de Lassec’h qui commençait à la trouver énervante.
- Vous n’êtes pas bavarde.
-…
- Vous réserviez vos précieuses paroles pour André ?
Cette soudaine familiarité dut la choquer puisqu’elle leva imperceptiblement les épaules.
- Monsieur Lessueur détestait les bavards.
- Étonnant quand on passe son temps à dénicher des histoires.
- …

La porte s’ouvrit violemment sur une magnifique rousse vêtue de vert jusqu’au bout des ongles. Elle donnait envie de voter écolo et Lassec’h dut résister au désir soudain de l’arroser.
- Qu’est-ce qui se passe ici ? Qui c’est ce rigolo ?, fit-elle en se retournant vers Kaori. Encore un auteur de polar à la noix ? Montlou n’a encore pas fait son boulot.
- Police criminelle, fit Lassec’h en exhibant son insigne. Monsieur Lessueur a été tué hier soir vers 23 heures.
- C’est une blague ?, rigola-t-elle de bon cœur en interrogeant du regard Kaori qui répondit d’un non discret de la tête. Putain, c’est pas vrai, reprit-elle en s’asseyant.
- Excusez-moi, mademoiselle Saïto, auriez-vous l’obligeance d’aider mon collaborateur à mettre la main sur le reste du scénario qui traînait sur le bureau de monsieur Lessueur, bifurqua Lassec’h pris d’un sens soudain de la politesse.
Kaori le fixa, incrédule, pour une fois visiblement surprise.
- Impossible, fit-elle en agitant les mains pour appuyer sa dénégation.
- Quoi ? Qu’est-ce qui est impossible ?
- Monsieur Lessueur ne laissait jamais rien “traîner” sur son bureau.
- Ça c’est vrai ! C’était un drôle de gars, enchaîna la rousse. A mes débuts, un soir en partant, j’ai laissé un scénar qui me semblait intéressant sur son bureau et croyez-moi, j’ai jamais recommencé. Le lendemain, il m’a avoinée comme c’est pas permis. Il hurlait qu’il ne voulait absolument pas voir un papier entrer dans son bureau, qu’il y mettait un point d’honneur. N’importe quoi ! J’en ai pleuré et croyez-moi, il m’en faut. Heureusement qu’on m’a dit qu’il était sujet à des crises d’hystérie assez régulières et que si je voulais conserver ma place, j’avais intérêt à respecter les règles parce qu’ici on valsait vite. Pour un maniaque, c’en était un. Il était bizarre cet homme. Il faut dire que j’avais poussé l’erreur jusqu’à utiliser un de ses sacro-saints presse-papiers alors...
- Il n’avait rien de bizarre, intervint Kaori. C’était un homme courtois, parfaitement bien élevé et très méticuleux, je ne vois rien de bizarre là dedans. Excusez-moi, si vous le permettez, je pars retrouver votre collaborateur. Dois-je revenir ici ensuite, monsieur le commissaire ?
- Hé bé mais vous savez construire des phrases. Veuillez m’excusez, reprit-il en voyant le visage de Kaori s’assombrir. Je viendrai vous rejoindre.
Kaori sortit sous le regard amusé de la belle rousse.

- Maintenant à nous… Madame, mademoiselle ?
- Mad’moiselle Marlène Dirloin commissaire, fit-elle en pointant tristement vers lui son annulaire gauche, vierge de toute alliance. J’suis lectrice dans cette tour d’ivoire depuis presque trois ans. Moi qui pensais avoir trouvé un job stable, je risque encore de me retrouver au chomdu. La vache, trois piges pour ingurgiter et digérer les méthodes extravagantes du boss. J’en étais même à croire que j’allais virer zen, enfin, entre deux tsunamis. Parce qu’ici, l’atmosphère est plutôt monacale. Pas un mot plus haut que l’autre, pas de commentaires, rien qu’une armée de Stabilo. J’avais presque l’impression de faire du coloriage, pas un compte-rendu de lecture digne de ce nom. Que des couleurs ! Au début, j’étais drôlement déboussolée. J’avais jamais fonctionné comme ça moi. Kaori vous a raconté ? Que je suis bête, elle dit jamais rien celle-là. Elle est pas méchante. Nous, on la surnomme, “Satori pour bientôt”. Vous savez quand on atteint l’éveil en méditation…

Lassec’h interrompit son flot de paroles, presque nostalgique de la réserve de Kaori.
- C’est votre chef non ?
- Chef de mes fesses. Elle est lectrice comme moi mais disons que c’était la première concubine. Nous, il nous inscrivait jamais sur ses tablettes pour passer dans son bureau. Faut dire, elle fait pas de bruit, elle est parfaitement obéissante, parfaitement zélée, poursuivit-elle avec un accent asiatique parfaitement exagéré. Pas comme moi.
- C’est quoi cette histoire de Stabilo, recentra Lassec’h, cette fois-ci agacé par les digressions de la donzelle.
- Vous vous y connaissez en sélection de scénar ?
- Un peu.
- Ah bon ! J’aurais jamais cru. Vous avez remarqué que j’adore faire des fautes de français ?
- Hors sujet.
- Dommage, j’aime bien qu’on le remarque. C’est une forme de snobisme comme une autre.
L’annonce d’un meurtre ne semblait absolument pas la troubler. Marlène Dirloin avait presque l’air de s’amuser. Déformation professionnelle ?
- Je vous présenterai Martin, mon adjoint. Mais revenons à vos méthodes.
- Premier point, avec Lessueur, pas de copinage, ce qui est plutôt rare dans le métier. Et puis, on lisait tout, ouais, absolument tout. Enfin presque. Je vais vous avouer un truc. Comme c’est à moi à qui le service courrier balançait les scénars du jour, je les lisais en diagonale vite fait. J’suis très bonne à ce jeu et j’en balançais bien 10% direct à la poubelle de la cantine. J’suis bien pote avec le petit personnel comme on dit. Et vous savez quoi ? Lessueur n’arrêtait pas de dire que depuis cette année la qualité s’améliorait, tu parles ! Une fois je lui ai proposé de faire une présélection. Il n’a jamais voulu mais tant pis, je la faisais quand même.
- Ce n’est pas très charitable pour les auteurs.
- Ben voyons ! Je en vous ferai lire certains et vous comprendrez vite. Parce qui y’a auteur et auteur. Seulement voilà, comme on a la réputation de tout lire, on reçoit de tout. Bref, pour chaque scénar, on le photocopie en trois exemplaires et trois lecteurs sont chargés de l’annoter. Trois lectures, du jamais vu, croyez-moi. Il poussait même le vice à sélectionner lui même les deux autres lecteurs pris au hasard dans sa liste. Moi qui suis en poste à résidence, j’étais de toutes les réjouissances avec Kaori et Albertine.

- Albertine, la troisième lectrice ?
- Ouais, elle est en congés pour 15 jours. Elle frisait la dépression. Une ancienne des éditions du Perron, elle était pas habituée à ces méthodes, la pauvre. En plus, elle a un certain talent de plume, elle, c’est pas comme moi, j’suis qu’une renifleuse.
- Elle revient quand ?
- Demain mais je vais l’appeler tout à l’heure, elle m’a laissé un message comme quoi, elle était rentrée hier de Belle-Ile.
- Vous me donnerez son numéro. Et vous, qu’est-ce que vous faisiez hier soir ?
- Des menaces ?
- Non, le b.a. ba. 
- C’était ma soirée copines. On se fait une bouffe et on dit du mal, ça nous fait du bien.
- On vérifiera. Poursuivez maintenant.
- Vous voyez cette réplique, je l’aurais annotée en rouge.
- Ce qui signifie ?
- Nul, trop classique. Je vous explique, Lessueur avait mis au point un système d’annotation assez délirant. Tenez, poursuivit-elle en attrapant un bouquet multicolore de Stabilo. Voici nos instruments de torture. C’est simple, fallait qu’on stabilote absolument tout le scénario y compris les didascalies selon un code précis. Sacrément fastidieux. Regardez, voilà ce que ça donnait.
Marlène sortit d’une pile un scénar qu’elle fit défiler page par page sous les yeux de Lassec’h.

- Oh la belle bleue !, fit-il en guise de commentaire, pris comme un enfant par la magie des couleurs.
- Ah ! Là, j’aurai stabiloté votre réplique en orange.
- Ce qui veut dire ?
- Potable. Regardez celui-là, fit-elle en recommençant sa démonstration avec un autre scénario pioché au hasard.
- Tendance jaune. Verdict ?
- Couci-couça.
- Je m’impatiente, j’ai un faible pour les codes secrets.
Lassec’h, bien que pourvu d’un sens de l’humour relativement faible, l’appréciait chez les autres. Par ailleurs, il aimait engager des conversations presque amicales avec les suspects.
- C’est bien parce que c’est vous, répondit la rousse. Donc, Stabilo rouge : mauvais, autrement dit rédhibitoire ; violet, sans intérêt, tendance à chier ; jaune, neutre c’est-à-dire sans commentaire ; orange, potable, du genre pas trop nul ; vert, bon et comme le dirait Michelin vaut le détour ; bleu, excellent, quel talent ! Ensuite, il fallait remplir ces fiches selon les mêmes codes : intérêt de l’histoire, personnages principaux et secondaires, point de vue, conflit, intrigues principale et secondaires, structure, progression dramatique, décor, coût de production, qualité d’écriture, etc, etc. Tenez, je vous les laisse découvrir, y’en a 21. Parfois quand venait l’étape de la comparaison entre les trois lecteurs, j’avais l’impression de jouer aux 7 familles. Et c’était pas fini, il fallait en plus lui faire un compte-rendu sur Dictaphone avec résumé de l’histoire, commentaires sur les fiches et avis personnel. Entre nous, on l’appelait Stabilo boss. Il était toujours en vadrouille cet homme, c’était sa voiture son vrai bureau, enfin quand il n’avait pas perdu ses lunettes.

Lassec’h sourit car il partageait cette même manie d’oublier ses lunettes un peu partout. Pas facile de devenir presbyte quand on a toujours eu une excellente vue.
- Au moins les auteurs ne peuvent pas se plaindre de ne pas être lus, enchaîna-t-il.
- Ouais mais les auteurs ça se plaint toujours.
- André Lessueur avait-il des ennemis ?
- Francs et déclarés, je n’en sais rien mais on peut pas dire qu’il était aimé de la profession. Ses pairs le méprisaient, certainement à cause de sa froideur et de sa haine quasi viscérale face à tout intellectualisme et toute mondanité. Les auteurs le craignaient, faut dire qu’il était avare en compliments et il ne manifestait jamais la moindre reconnaissance quel que soit le succès rencontré. Quant à moi, je le trouvais un peu faux, pas franc du collier, genre énigmatique. Je ne pourrais pas dire pourquoi mais je m’en méfiais. Enfin, seul point positif, il payait bien, même rudement bien, contre une soumission et une discrétion absolues.
- Vous avez beaucoup de retard de lecture ?
- Pas en ce moment. Début d’été égale saison calme. Les auteurs lézardent ou bouclent leur précieux manuscrits.
- La scène retrouvée dans le bureau n’était pas annotée. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Ce maillon de scénar manquant, seul point anachronique dans le bureau glacial, l’obsédait complètement.
- Ça, c’est vraiment bizarre. Et dans son bureau ? Est-ce que je peux la voir ?

Dans le bureau de Lessueur, ils retrouvèrent Martin en grande conversation avec un petit homme pas vraiment obèse mais franchement gros, au visage rond et jovial.
- Ah te voilà !, fit Martin, je te présente Pierre Montlou, chargé des relations avec les auteurs.
Le petit homme s’approcha du commissaire, avenant, la main tendue, prêt à toutes les civilités. Lassec’h ne bougeant pas, il se tourna alors vers Marlène Dirloin et lui planta trois grosses bises.
- T’es au courant ?, fit Pierre Montlou. Quelle poisse…
- Ouais, la réalité dépasse la fiction, philosopha Marlène.
- Vous n’étiez pas en contact avec les auteurs ?, nota le commissaire sans relever.
- Non, c’est la chasse gardée de Pierre, je vous l’ai dit, je ne suis qu’une bonne chienne de garde mais uniquement des écrits.
- Merde, une féministe, s’alarma Martin.
- Erreur, une renifleuse, corrigea Marlène en retroussant son nez de façon charmante.
Lassec’h foudroya du regard son adjoint. Il ne supportait absolument pas ses remarques machistes.
- Martin, je te présente Marlène Dirloin.
- Vert, glissa Marlène mutine en se caressant l’annulaire.
Pierre Montlou et Lassec’h pouffèrent tandis que Martin lança au hasard, incorrigiblement dragueur :
- Une couleur qui vous va bien.
- Rouge, reprit Lassec’h hilare, mademoiselle Dirloin, mon adjoint Martin Quente va vous montrer la fameuse scène. Mademoiselle Saïto a eu une idée ?
- Rien, elle est partie aux archives mais selon elle, le reste du scénar doit certainement se trouver dans la salle du comité de lecture. Elle ne voulait pas te déranger ! On y va mademoiselle Dirloin ?
- Avez-vous lu la scène monsieur Montlou ?, reprit Lassec’h.
- Oui mais moi je ne lisais que les scénarios retenus, cette scène ne me dit rien. Ça m’intrigue que le boss s’intéresse à ce genre de lecture. Vous êtes au courant pour ses manies ?

Lassec’h écouta à nouveau le récit des manies du mort. Les témoignages concordaient. Pierre Montlou était le bouclier, il s’occupait d’éconduire les auteurs ou, dans les meilleurs des cas, de les accueillir jusqu’à la signature du contrat. Il n’était que très rarement convié dans le bureau de Lessueur mais de temps en temps, celui-ci rentrait par surprise dans le sien pour se lancer dans une avalanche de commentaires sur le scénario retenu et repartait aussi sec, laissant généralement l’auteur tremblant. Certains se rebiffaient car il ne leur laissait jamais le temps de répondre, d’autres étaient tout bonnement impressionnés et voyaient en lui une espèce de génie.
- Mais, s’il y a une chose qu’on ne peut pas lui reprocher, poursuivit Pierre, c’est son flair. Infaillible. Je n’ai jamais compris comment il se débrouillait pour faire un succès de tous ses choix.
- Vous n’étiez pas d’accord avec ses sélections ?
- Pas toujours. Il a balancé des histoires que je trouvais excellentes mais rien à faire, il n’écoutait que lui. Sa phrase préférée à mon égard c’était : “Mon petit Pierre, vous êtes trop attaché à l’écrit, décrivez-moi des couleurs, des sensations. Un scénar, ce n’est qu’un outil et je me fous de la littérature, je veux voir défiler un film dans ma tête. Mon petit Pierre, vous ne savez pas voir les images.” Il avait fini par me convaincre. Mais autant il jouait à l’homme invisible pendant les sélections autant il rôdait sur les tournages. C’était la bête noire des assistants de réalisation qu’il ne trouvait jamais à la hauteur. 
- Et les réalisateurs ?
- Son credo c’était :“Il se prennent pour des génies, ces cons.” Il mettait la même distance avec eux qu’avec les scénaristes et n’hésitait pas les mettre plus bas que terre. Il ne s’attachait à aucun, préférant changer les équipes à chaque tournage. Bref, tout le contraire des autres chaînes qui usent jusqu’à la corde une équipe qui gagne. Pour lui, un bon réalisateur se résumait à un bon metteur en scène. Seuls les chefs opérateurs trouvaient grâce à ses yeux et il passait des heures à discuter avec eux.
- Ça en fait des ennemis potentiels car si je comprends bien, il portait quelqu’un au sommet pour immédiatement le laisser tomber.
- Oui mais comme il passait son temps à donner leur chance à des inconnus, beaucoup lui vouaient un culte étrange qu’il entretenait en ignorant tout le monde. Évidemment, d’autres le haïssaient. Ça le laissait indifférent. De toutes façons, il y avait toujours foule au portillon.
- Vous avez des noms ?
- Vous n’êtes pas au bout de vos peines si je me lance. Si vous voulez, je vous dresserai une liste stabilotée par ordre de haine.
- Bonne idée et les acteurs ?
- Il s’en foutait, c’est Odette la responsable du casting. La seule chose qu’il exigeait c’était des stars. Il laissait carte blanche à Odette, notre grande mondaine. Il serrait la main des acteurs sur les tournages mais il ne les fréquentait pas plus que les autres. Un ours, je vous dis.

- Ça me paraît clair. Et sa vie privée ?, reprit Lassec’h.
- Il n’en parlait jamais. Pour ça, il faudrait voir big-big boss.
- Décidément vous êtes plein d’idées. Je vais y aller mais dites-moi, qu’avez-vous fait de votre soirée hier soir ?
- Rien, j’ai allumé la télé, sale habitude, j’ai téléphoné à mon ex-femme vers 21 heures. Piètre alibi, fit Montlou penaud, tout en regardant ses pieds.
- Violet.
Mais Lassec’h ne laissa pas Pierre Montlou rire de sa nouvelle vanne récurrente, il enchaîna très vite :
- Vous l’avez tué ?
Pierre Montlou blêmît devant l’accusation.
- Pourquoi ? Bien sûr que non ! Je l’ai rencontré dans un bar après mon divorce à un moment où je préférais la bouteille à toute autre compagnie et lui il m’a embauché d’un coup, simplement parce que je lui ai raconté pendant toute une soirée ma vie de fanfaron, de beau parleur sans lui poser de question. Avec du recul, c’est certainement ça qui a déclenché sa proposition soudaine. J’ai commencé le lendemain. A l’époque, j’étais d’un égocentrisme tel que je ne m’intéressais qu’à moi. Il a trouvé ça parfait et il m’a collé tous les auteurs refoulés. Je n’avais qu’à les saouler de paroles. Un comble ! Si bien que j’ai fini par arrêter de boire. Quand j’essayais de parler de moi, il me répondait toujours :“Gardez vos jérémiades pour les scribouillards moi je m’en balance, eux ils adorent ça.” Je n’ai jamais réussi à capter son attention.
- Et vous avez fini par ne plus le supporter.
- Non !, s’écria Pierre, j’avais du respect pour lui. Il m’avait donné un bon boulot quand je virais Charlot et il ne marchait pas dans mes combines.

Le pire c’est qu’il avait l’air sincère et Lassec’h commençait à sérieusement se passionner pour la personnalité hors du commun de Lessueur.
- Plutôt du genre cynique le type.
- Même pas, il était dur mais pas aigri. J’ai plutôt l’impression qu’il passait son temps à se battre.
- Contre quoi ?
- Je ne sais pas. Des fantômes peut-être.
- On en reste là pour le moment. Je vous demanderai de ne pas quitter la maison sans mon autorisation.

En sortant, Lassec’h récupéra le manuscrit incomplet dans la salle du comité de lecture où Martin, Kaori et Marlène fouillaient sans bonheur. Pour le moment, aucune des deux ne se souvenait d’avoir lu ce passage. Il restait Albertine. Lassec’h les encouragea à poursuivre, persuadé que cette scène était liée au meurtre. Une intuition.
Gilbert Amborg, le PDG, le reçut immédiatement.
- Monsieur le commissaire, je n’ose pas vous souhaiter la bienvenue chez TEFRA dans des conditions pareilles. 
- Vous avez quelque chose à vous reprocher ?
Le boss se renfrogna, douché par le ton de Lassec’h qui lui signifiait qu’il n’était plus seul maître à bord.
- Pas du tout monsieur le commissaire, se défendit-il. Pauvre André, il ne méritait pas ça, il va me manquer.
- Vous étiez amis ?
- Mon plus vieil ami. Depuis l’adolescence. J’allais passer mes vacances chez ma tante qui habitait près de chez lui. On faisait les 400 coups monsieur le commissaire. Il n’y avait pas meilleur que lui pour dénicher tout ce dont on avait besoin pour passer une bonne soirée : un lapin, quelques œufs pour l’omelette, un tourne-disque avec les derniers disques à la mode, il adorait Johnny, des bières, une vieille eau de vie. Même des filles !, sourit-il, rajeunissant à vue d’œil. Il était précoce et moi qui venais de Paris où j’étais un petit collégien bien sage, il me fascinait. Oui c’est ça, il me fascinait monsieur le commissaire. Je l’admirais beaucoup à l’époque, il représentait la vrai vie, la liberté, la démerde. Pourtant, il avait deux ans de moins que moi.
- Comment s’y prenait-il ?
- Alors là, je n’en sais rien monsieur le commissaire. On ne lui posait jamais de question, il avait horreur de ça. Ce n’était pas un frimeur, c’était comme un défi pour lui de trouver ce qui manquait. Il était de nature serviable. C’est une belle qualité, n’est-ce pas monsieur le commissaire ?
- Oui.
- Quelque part, il est resté fidèle à lui-même toute sa vie. J’aime m’entourer de personnes authentiques, moi.
- Ensuite ? fit Lassec’h avide de faits, indifférent aux commentaires d’Amborg.
- Un été, j’ai appris qu’il était parti après une dispute avec son père.
- A quel sujet ?
- L’école certainement, enfin je crois. En fait, je n’en sais rien du tout. Ce n’était pas un fan des tableaux noirs en tout cas, mais l’été, le sujet était tabou. On ne parle pas de ce qui fâche entre copains. Vous êtes bien d’accord avec moi, monsieur le commissaire ?
Cette fois-ci, Lassec’h lui fit le coup de Kaori en restant coi face à la tentative de séduction.
- Bref, poursuivit le boss en se raclant la gorge, je n’ai plus eu de nouvelles de lui pendant 15 ans. Au pays non plus. Il semblait avoir disparu à tout jamais. Puis un beau matin alors que j’en étais au tout début de la création de la chaîne, il est venu me voir et il m’a demandé du boulot. Il avait tout du bourlingueur, sauvage à souhait, toujours aussi peu bavard et l’air extrêmement mûr par rapport à moi qui surnageais dans mes grandes idées. Parce que moi, monsieur le commissaire, je suis plutôt du genre concepteur, un intellectuel quoi ? Mais heureusement, j’ai acquis un solide sens du business, fit-il en se gargarisant comme un vieux paon.

Le pire c’est qu’il en a l’air fier, pensa Lassec’h pris d’une soudaine sympathie pour le mort. Il se méfiait instinctivement des intellectuels, surtout quand ils prétendent faire des affaires. Quoique l’idée, elle au moins, n’était pas si conne puisque cette chaîne avait su s’imposer dans le PAF après des débuts difficiles et malgré les persiflages des médias qui l’avaient un peu trop vite enterrée.
- Parce que croyez-moi monsieur le commissaire, reprit le beau parleur indifférent au silence appuyé de Lassec’h, ça n’a pas été simple de fonder une chaîne privée comme la notre. Ah ! Je me souviens, j’étais en train de plancher sur notre nom quand il est venu me trouver. Oui, c’est ça monsieur le commissaire, j’hésitais entre TEXFRA, EXTRA et TEFRA. Qu’est-ce que vous auriez choisi monsieur le commissaire ?
- Bah ! Les téléspectateurs se sont habitués à TEFRA maintenant. TEXFRA ça fait un peu lessive, non ? Mais je suis surpris que vous n’ayez pas choisi EXTRA, répondit Lassec’h goguenard.
- J’ai longtemps hésité, reprit Amborg qui n’avait rien compris à la raillerie, simplement content que Lassec’h participe un peu. Mais c’est TEFRA qui collait le mieux avec notre accroche : TEFRA, la seule Télévision d’Expression Française internationale. Je ne pouvais pas l’appeler TEFRAI, c’eut été trop effrayant, conclut-il mort de rire.
- En effet, fit Lassec’h de marbre. Revenons-en à monsieur Lessueur.

- Ce pauvre André ! A l’époque un type comme lui, qui réussissait à vous dégoter tout et n’importe quoi ça valait de l’or, surtout au milieu d’une équipe de journalistes pas toujours très terre à terre. Nous étions un peu un bande de rêveurs et croyez-moi monsieur le commissaire, il en fallait du rêve et de la ténacité pour réussir un projet pareil.
- Bref c’était l’homme à tout faire.
- Oui mais de luxe. C’est quelques années après qu’il nous a le plus étonnés. Nous étions en comité de direction quand un ancien collaborateur qui nous a quittés depuis, a remis sur le tapis l’idée de nous lancer dans la production d’une série originale. Nous caressions le pari depuis un bout de temps mais il nous manquait le synopsis adéquat, écrit et réalisé par une équipe francophone avec un thème à la fois séduisant pour un français, un suisse, un belge, un sénégalais, un québécois, un marocain, un cajun, un tahitien, un congolais, un tunisien, un corse, j’en passe et des meilleurs, ah ! ah ! ah ! Je vous laisse imaginer le challenge, déclama Amborg avec emphase en lui jetant un regard qui se voulait complice et bon-enfant.
- J’aurais dit gageure ! Bon et alors ?, s’énerva Lassec’h.
- Suis-je bête ! Vous avez mille fois raison. Et bien figurez-vous que notre André a monté une équipe de jeunes auteurs parfaitement inconnus, de toutes nationalités, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et qu’il les a menés à la baguette. Et figurez-vous qu’en 15 jours ils avaient bouclé le synopsis et le premier épisode de Véronique sous les tropismes, notre premier grand succès. Personnellement je lui suis reconnaissant d’avoir insisté pour garder ce titre débile malgré mon avis très défavorable. Mais lui, ça lui plaisait, allez savoir pourquoi.
- Et ça veut dire quoi tropisme ?
- C’est une réaction élémentaire à une cause extérieure, enfin pour la Sarraute, sinon c’est un terme de biologie. Je suis devenu imbattable sur cette définition grâce à André.
- Une sorte de réflexe ?, commenta Lassec’h.
- Oui. Ce mot lui plaisait beaucoup, il le faisait hurler de rire. Il l’employait à tord et à travers. C’était devenu un des ses trucs pour clouer le bec aux petits intellos. Gare à ceux dont la réplique manquait de sel. Au fait, ses collaborateurs vous ont parlé de ses crises de fou rire ?
- Non.
- Étonnant, ça le prenait comme ça, à des moments incongrus. 
- Pour masquer une situation embarrassante ?
- Je n’y ai jamais pensé mais ça se pourrait. Pauvre André ! Son rire va me manquer.
- S’il vous plaît, revenons à ce premier coup de maître.
- Considérable ! Du coup je lui ai proposé de continuer et il a été nommé directeur du département fiction. Il n’était pas plus chaud que ça, j’ai dû insister et lui faire un pont d’or. André était trop modeste. D’ailleurs j’ai eu raison car grâce à lui notre production n’a fait que croître et embellir. Vous vous souvenez certainement de Inspecteur Lafourche, L’idole déjeune, La dame du Léman, Le miel et les cigales, Hors série ou encore de L’embrouille. Bien sûr ses méthodes en ont surpris plus d’un mais seul le résultat compte. N’est-ce pas monsieur le commissaire ?
- Oui, ses collaborateurs m’en ont parlé. Et les femmes ?
- Aussi discret que sur le reste. Parfois, il passait dans mon bureau et je lui demandais s’il avait sorti le drapeau. C’est une vieille expression de notre adolescence. Elle signifiait qu’on était en main si je puis dire… La majorité du temps, quelques jours plus tard, il arrivait plus sombre que jamais en me disant simplement : en berne. Nos confidences s’arrêtaient là.
- Kaori a été une de ses maîtresses ?
- Certainement pas, il n’était pas de ceux qui mélangent travail et sentiments. De toutes façons, les sentiments et lui ça faisait deux. Attention monsieur le commissaire, je ne veux pas dire qu’il était insensible mais disons qu’il avait un code de conduite bien particulier. C’était un solitaire. Un vrai. 

- Vous lui connaissiez des ennemis ?
- Il occupait un poste très en vue et il faisait beaucoup d’envieux et d’aigris mais de là à vouloir sa mort… il y a un pas que seul un cerveau franchement dérangé peut franchir. André avait le don de la mystification, c’est vrai, il aimait passer inaperçu. Une manie ! Il s’était taillé une réputation d’original mais selon moi, c’était seulement un truc afin qu’on lui foute la paix. C’est tout. 
- Peut-être. Tenez lisez-moi ça, fit Lassec’h en lui tendant la scène mystérieuse.
Pendant la lecture, Lassec’h observa Amborg. Les tempes grisonnantes, cet homme, dans la cinquantaine, respirait le contentement et le culte personnel. Tailleur impeccable, style anglais, coupe de cheveux soignée, peau nette, dents blanches malgré les mégots de Havane qui s’accumulaient dans le cendrier, sourire lisse mais regard lointain. Un vrai porte-drapeau. Il avait exposé dans son bureau design toutes les récompenses de la chaîne et l’accumulation évoquait la salle des trophées d’un club de foot italien. Trois tableaux d’art contemporain ajoutaient une note qui se voulait sophistiquée. Bof.
- Pourquoi me faites-vous lire ça monsieur le commissaire ? Ça ne présente aucun intérêt, il me semble que vous pourriez vous occuper autrement, fit Amborg d’un ton sec.
- Pourtant, le fait que cette scène ait été retrouvée sur le bureau de monsieur Lessueur trouble énormément ses collaborateurs et moi aussi. Pour le moment, c’est une pièce centrale de l’enquête, rétorqua Lassec’h en haussant le ton.
Amborg répondit plus calmement.
- Pour moi, ça ne vaut pas grand chose mais j’ai appris à prendre en considération les choix d’André. S’il s’intéressait à cette scène, ce n’est certainement pas un hasard. Il était capable de faire de l’or avec ce que d’autres auraient jeté.
- Est-ce que la façon d’agir du héros mis en scène pourrait ressembler à la sienne ?
- Je ne sais pas. Peut-être. Pourquoi pas ? Il devait bien être un peu flagorneur pour obtenir ce qu’il voulait mais les détails, il n’en parlait jamais. En tout cas, il ne devait pas avoir des problèmes d’argent avec ce qu’il gagnait. Je vous le répète, il n’était pas du genre à faire des confidences ni à se vanter de ses exploits. Vous savez qu’il ne m’a jamais rien raconté sur ses années de voyage ? Peut-être faudrait-il fouiller cette époque-là de sa vie, monsieur le commissaire, y avez-vous pensé ?
- Je n’en suis pas au stade de penser, je rassemble des informations.
- Et bien rassemblez, conclut Amborg à nouveau parfait dans son rôle de capitaine, j’ai une réunion dans dix minutes.
- Si un nom, une idée vous sautent à la mémoire, n’hésitez pas, je suis dans vos locaux. Je vous rends à vos affaires.
- Très bien, débrouillez-moi ça au plus vite. Je n’aime pas du tout ce genre de publicité. C’est une perte inestimable pour moi monsieur le commissaire, c’était un ami, vous comprenez. Dire qu’il va falloir le remplacer ! Faire entièrement confiance dans notre métier est chose plutôt rare et un talent comme lui reste tout à fait exceptionnel.

Lassec’h allait ouvrir la bouche quand Amborg embraya.
- Et si vous voulez savoir ce que je faisais hier soir, allez donc interroger ma femme et mes enfants, nous fêtions nos 20 ans de mariage dans un grand restaurant. 
Lassec’h sortit furieux. Il n’attrapait rien de concret depuis le début de la matinée. Quelque chose lui échappait. Lessueur semblait avoir cadenassé sa vie afin de cacher quelque secret. Il avait réussi puisque personne jusqu’à présent ne paraissait le connaître intimement. 
Le meurtrier était-il un auteur ou un réalisateur frustré ? Une ancienne maîtresse répudiée ? Un collaborateur excédé ? Était-ce un pan du passé qui ressurgissait ? Les hypothèses allaient bon train mais Lassec’h revenait toujours à celle de l’auteur qui cherche à se venger. Cela lui rappelait un vieux film américain mais là non plus, il n’arrivait pas à mettre un titre dessus. Ce film mettait en scène un écrivain qui envoie le manuscrit du crime dont son éditeur va être victime. Il fouillait sa mémoire en déambulant dans les couloirs, indifférent aux chuchotement que provoquait son passage quand Marlène courut vers lui, les joues roses d’excitation.

- J’ai trouvé commissaire ! Joceline Imbert, c’est elle, l’auteur de la scène. Votre adjoint l’a convoquée sans rien lui dire. Elle arrive, elle crèche à côté. C’est un drôle de zigue votre Martin, il a été parfait pour la faire rappliquer sur le champ en lui expliquant que son scénario avait été retenu. Qu’il est drôle !
Elle riait. Cette histoire semblait vraiment l’amuser et Lassec’h l’écarta mentalement de la liste des suspects.
- Je vous préviens commissaire, elle est timbrée la Jos. Y parait que Lessueur se l’est enfilée autrefois mais moi ça m’étonne, vu l’engin. Elle nous envoie des synopsis assortis d’une ou deux scènes assez régulièrement mais Stabilo boss ne voulait même pas en entendre parler. Direct poubelle. Dur car elle est pas nulle. C’est la reine des situations décalées, des intrigues farfelues. Elle me fait pitié à insister comme ça. Heureusement, les concurrents la font travailler, elle est bonne animatrice d’ateliers d’écriture dans le genre série policière ou sitcom pour ados.
- Elle est presque trop belle comme suspecte, vous ne trouvez pas ?, fit Lassec’h méfiant.
- Plaignez-vous, répondit Marlène familièrement.
Martin les intercepta quand ils passaient devant le bureau de Pierre Montlou.
- J’ai demandé à Montlou de la faire patienter. Elle est à toi. Strange la meuf, tu vas voir le look. Bon, les gars du labo doivent avoir les premiers éléments. Je pars aux renseignements et je reviens. Putain, 11 heures et demie, j’ai déjà une faim de loup.
Quand Lassec’h entra dans le bureau, Montlou se leva brutalement de sa chaise, visiblement heureux de pouvoir s’éclipser au plus vite.
- Mademoiselle Imbert, je vous présente monsieur Lassec’h. Il va vous expliquer.

Il sortit à toute vitesse. Lassec’h vint prendre sa place lentement en examinant la femme d’une quarantaine d’années qui s’était levée poliment.
- Mais où est André ?, fit-elle sans préambule dès que la porte fut fermée.
- Asseyez-vous, répondit Lassec’h subjugué par son maquillage qui dépassait de partout. Elle s’était recouvert la bouche d’un marron foncé qui débordait largement de ses lèvres pourtant lippues, ses yeux ourlés de noir et de violet étaient cachés par de sévères lunettes de myope et son fond de teint trop orange ajoutait une note clownesque à l’ensemble. Elle ressemblait à une musaraigne, maigre, les épaules rentrées. Pour achever l’ensemble, elle était vêtue d’un haut en imitation léopard sorti tout droit de chez Prisu, d’une jupe marronasse années 40, de bas foncés et d’une paire de vieilles chaussures à talon aiguille totalement démodées. L’ensemble était désastreux. Pourtant elle avait de jolis yeux bleus.
- Où étiez-vous hier soir madame ?
- Oh ! Cela ne vous concerne pas, je ne suis pas dans un commissariat que je sache ? répliqua-t-elle d’une voix rauque en sortant une cigarette.
- André vous a cherchée, fit Lassec’h d’un ton confidentiel.
- Oh !, fit-elle extasiée. Vraiment, il n’a pas bien cherché ce cher ange car j’étais ici, studio 118 précisément. Un ami m’avait obtenu une invitation pour assister à l’enregistrement de l’émission littéraire de Bernard Poivre. Si j’avais su !
- Vous n’êtes pas passée le voir après l’émission ?
- Oh ! Je n’ai pas osé.
- Vraiment ?
Son air faussement candide lui fit changer de tactique.
- C’est bien vous qui avez envoyé cette scène ?
- Oh oui, c’est moi. Elle a plu à André ! J’en étais sûre.
- Pourquoi ?
- Oh ! Mais ça ne vous regarde pas, répliqua-t-elle scandalisée.
- Oh qui si, ça me regarde, fit Lassec’h en sortant sa carte. Police criminelle, j’enquête sur l’assassinat d’André Lessueur hier soir ici même.
Cette fois-ci son oh ! favori ne sortit pas et resta coincé sur ses grosses lèvres.
- Alors maintenant vous allez m’expliquer pourquoi cette scène devait lui plaire.

Elle était apparemment choquée mais ses yeux fixes démentaient son attitude tremblante, elle semblait chercher ses mots ou une issue. Elle s’affolait, battait des bras dans le vide. Elle se leva pour tourner comme une toupie dans la pièce. Quelle actrice !, se dit Lassec’h.
- J’attends mais je vous préviens, je ne suis pas patient.
Elle se dirigea vers la porte mais Lassec’h lui tomba dessus avant qu’elle n’ait franchi le seuil.
- Vous préférez que nous poursuivions au commissariat ? Allez, asseyez-vous et racontez-moi votre histoire. C’est votre spécialité, non ?, reprit Lassec’h un peu moins menaçant.
Et merde, la voilà qui sanglotait bruyamment sans vraiment donner une impression de sincérité. Manquait plus que ça, se dit-il en sortant des Kleenex.
- Vous êtes également comédienne ?, enchaîna Lassec’h sarcastique.
- Pour qui vous prenez-vous ?, lâcha-t-elle, j’exige la présence d’un avocat.
- Vous exigez ! Bon et bien je vois qu’une bonne garde à vue ne vous fait pas peur.
- Oh ! mais vous n’avez pas le droit.
- Pour une spécialiste du polar vous me semblez peu au fait du droit pénal français. Vous étiez présente dans la maison au moment du crime et vous refusez de me répondre, c’est plus qu’il n’en faut. Alors où étiez-vous à 23 heures hier soir ? L’émission se termine vers 22 heures si nous parlons bien de La culture et la plume ?
- Je suis rentrée chez moi, fit-elle en baissant les yeux.
- Quelqu’un peut en témoigner ?
- Non, je suis rentrée seule. Oh ! Dites-moi que ce n’est pas vrai, enchaîna-t-elle à présent presque suppliante.
- Vous étiez intimes ?
- Monsieur, vous êtes inconvenant.
- Non, je suis flic.
- Comment pouvez-vous me soupçonner, c’est absurde, ridicule.
- Madame si la situation n’était pas tragique, je disserterai volontiers avec vous sur le sens du ridicule. Maintenant veuillez répondre.
- Non, non et non !
Elle écrasa son mégot dans le cendrier et le regarda butée avec une expression de profond mépris.
- Vous avalez vite l’annonce du meurtre d’un de vos anciens amants, vous au moins.
- Ce salaud ! C’est encore un tour de sa part pour m’humilier, j’en suis sûre à présent, explosa-t-elle en gueulant comme un putois orphelin. Vous ressemblez à un flic comme moi à une bonne sœur.

- Ça chauffe là-dedans, fit Martin en entrant dans la pièce. J’ai du nouveau chef.
- Va me chercher un agent, je mets madame en garde à vue. Et plus vite que ça sinon je hurle.
- Bien reçu chef, je cours, fit Martin en ressortant dare-dare.
- J’espère que ce délai de réflexion vous permettra de vous ressaisir. Pour moi, vous êtes la suspecte n°1 jusqu’à preuve du contraire alors, je vous conseille de vous calmer.
- Pauvre plouc !
- Pardon ? Ai-je bien entendu ?
- Sourd en plus ?, lâcha-t-elle mauvaise.
- Attention, vous aggravez votre cas.
- Quel cas ? C’est folie pure ! Vous entendrez parler de moi, croyez-moi.
- Je comprends mieux pourquoi Monsieur Lessueur balançaient vos scénars directement à la poubelle, madame, railla Lassec’h par pure vengeance.
- Il jetait mes…
Elle se calma d’un coup et se recroquevilla comme une vieille chose. Elle frisait le pitoyable quand Martin revint, accompagné d’un agent.
- A bientôt, chère madame. Je ne vous salue pas.

- C’est elle ?, fit Martin en sortant.
- Va savoir. Amborg parlait de cerveau dérangé, c’est à se demander… Quelle teigne ! Envoie les gars de l’identité pour qu’ils prennent ses empreintes, ça va la calmer. On les comparera avec les résultats. T’as du nouveau ?
- Oui chef mais je ne dirais rien avant d’être devant un bon sandwich.
- Tu ne vas pas t’y mettre !
- Si, si honorable chef et il te faudra trouver autre chose qu’une garde à vue pour me faire parler.
- Un ballon de rouge avec ton casse-dalle, ça te va ?
- Honorable chef, tu es parfait.
Devant le comptoir, Martin déballa enfin les infos.
- Pour le moment, les gars ont comptabilisé 24 empreintes différentes. Les rapprochements sont en cours. Mais le plus intéressant vient des presse-papiers. Ils sont tous farcis d’empreintes sauf un. 
- L’arme du crime !, s’exclama Lassec’h heureux d’obtenir enfin du concret.
- Pas si sûr. La femme de service qui a découvert Lessueur m’a déclaré qu’elle était en train de nettoyer les presse-papiers quand elle a aperçu le corps derrière le bureau. 
- Tu me passeras sa déclaration. Je vais l’interroger à nouveau, tu me la convoques.
- J’y ai pensé, figure-toi. Elle sera là pour 14 heures. Pour le moment, sa déclaration se tient. On a même retrouvé des traces du détergent qu’elle utilise.
- Et ses empreintes ?, précisa Lassec’h.
- Non, clean de chez clean, fit Martin.
- Mouais, trop de conscience professionnelle me trouble toujours.
- Maniaque ! Elle pouvait porter des gants, non ?

Marlène, Kaori et Pierre avaient été incapables de dépasser le stade de “Très discrète” pour parler de Line Toulouze, employée à l’entretien depuis huit ans. Lassec’h relisait pour la vingtième fois sa déclaration quand Martin la fit entrer. 
Elle avança d’une démarche hésitante, les yeux baissés. Le commissaire se leva pour lui indiquer un siège et Martin l’aida à s’asseoir. La cinquantaine rondelette, elle portait une blouse bleue assortie d’un foulard orange noué à son cou et un caleçon avachi. Ses cheveux coupés courts encadraient un visage agréable où de nombreuses pattes d’oie attestaient de sa joie de vivre. 
- Madame Toulouze, avant de commencer, j’aimerais que vous relisiez votre déclaration de ce matin.
Elle leva vers lui des yeux affolés, rouges d’avoir trop pleuré puis bredouilla d’une voix timide :
- Excusez-moi, j’ai oublié mes lunettes.
- Ça m’arrive aussi, fit-il pour la détendre. Bon, vous êtes arrivée à 11 heures du soir et vous avez commencé votre service comme d’habitude par le bureau de monsieur Lessueur. Pourquoi commencez-vous toujours par celui-là ?
- Une habitude, prononça-t-elle péniblement. Le bureau de monsieur André est toujours propre, il n’y a jamais une montagne de papiers dans les poubelles, des mégots à ras bord, des odeurs de pieds ou de parfum trop fort. Ça me met de bonne humeur, ça me donne du courage.
- Vous ne le croisiez jamais ?
- Si, parfois. Pas souvent. Une fois par mois, par là, à peu près. Il était toujours très gentil avec moi, il allait même me chercher un café. J’en étais toute gênée mais il me disait toujours : “Y’a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens”. Mon Dieu comme il était gentil, lui… s’étrangla-t-elle. 
Sa peine était évidente, nota Lassec’h.
- Les autres, ils ne me voyaient pas ou ils me jetaient dehors avec des airs prétentieux de personnes trop occupées, poursuivit-elle entre deux sanglots.
- Lui non, toujours gentil. Et vous discutiez un peu ?, ponctua Lassec’h d’un ton apaisant.
Elle se remit à pleurer avec tant de désespoir qu’il en fut troublé.
- Oui, il avait toujours un mot d’encouragement pour mon fils qui fait des études, reprit-elle en se redressant, une esquisse de sourire de mère fière sur les lèvres. Et il me demandait aussi des nouvelles de…
Elle s’arrêta net.

- De qui ? Vous savez, tout ce que vous pouvez me dire sur lui est important pour l’enquête.
- Non, non, je vous en prie, je n’aime pas parler de ça.
Elle prononçait lentement, en articulant exagérément, comme si tous les mots qui sortaient de sa bouche était compliqués.
- N’ayez pas peur. Je peux tout comprendre.
Elle hésitait, lui lançant des regards en coin comme pour apprécier sa générosité de cœur.
- Non, c’est mon histoire, fit-elle en se cachant le visage.
- J’insiste, fit-il plus fermement.
- Je prends des cours parce que… j’ai… certaines difficultés… Il me demandait si ça allait… C’est gentil non ? Il se moquait pas… Il m’encourageait… Il me disait toujours qu’on peut s’en sortir, fit-elle péniblement. Qu’est-ce que vous voulez savoir maintenant ?
Elle regardait ailleurs, honteuse et agacée. Lassec’h poursuivit. 
- Il vous parlait de lui ?
- Oui et non, il me parlait surtout de la bêtise du monde, répondit-elle soulagée. 
- C’est à dire ?
- Bah, de tout et de rien, des imbéciles qui pètent plus haut que leur cul, des caprices des gens. Je riais beaucoup avec lui. Il était très simple pour un monsieur comme lui.
Elle prononça cette phrase plus librement. Enfin, elle se détendait.
- Et de sa vie privée ?
- Non.
- Jamais, jamais ?, insista Lassec’h.
- Attendez, un jour, il m’a dit : “Si vous saviez ce qu’il m’en a coûté pour arriver où je suis, ça vous ferait rire.” et il s’est mis à rigoler comme un tordu. Il riait beaucoup. J’aime bien ça.
Line se mordit les lèvres comme si elle regrettait ses paroles.
- Et ça lui a coûté quoi ?
Elle se raidit et poursuivit laconique.
- J’en sais rien, j’aurais du insister mais il ne m’aurait rien dit, j’parie !, reprit-elle à toute vitesse. J’aurais bien aimé pourtant. C’est pas que je suis curieuse mais il aurait pu. Dire qu’il ne m’en a jamais rien dit, cet idiot. 
- Qu’il vous dise quoi ? 
- Mais rien, j’vous dit, fit-elle butée. J’aurais bien aimé savoir ce qu’il avait fait, c’est tout. On saura jamais maintenant qu’il est mort. Personne saura.
A la façon dont elle avait prononcé cette dernière phrase, Lassec’h tiqua.
- Mais vous vous savez, n’est-ce pas ?
- Non, je ne sais pas, fit-elle presque furieuse. Vous me traitez de menteuse ?
- Pas encore, répondit Lassec’h doucement. Bon, il vous a parlé de sa vie d’avant ?
- Avant ? Quand il voyageait ? Un peu, de temps en temps ça le prenait. Il m’a raconté qu’il avait longtemps vécu au Brésil et qu’il avait même cherché de l’or là-bas, qu’il avait eu un restaurant aussi, au bord de la mer, mais il avait tout perdu à cause d’un associé qui l’avait roulé dans la farine. Il racontait bien les histoires monsieur André. J’aimais bien quand il avait envie de parler. J’avais l’impression de voyager avec lui, il me faisait rêver mais c’était pas souvent.
- Vous savez qu’il vous en a dit plus à vous qu’à n’importe qui dans cette maison ? Même à monsieur Amborg qui se prétend son ami.
- Ah bon, fit-elle étonnée. 
- Pourquoi à vous ?
- Bah, je sais. Les gens haut placés aiment bien se confier aux petits. Ils prennent pas de risque et je suis pas du genre commère. Il avait dû le sentir. Il jugeait bien les gens. Quand il disait du mal, je suis sûre que c’était mérité. C’était quelqu’un de bien.

- Il vous a donné des noms de gens qu’il a connu au Brésil ?
- Non, je ne me souviens pas. Il racontait des petites histoires, jamais des grandes choses mais c’était comme au cinéma. Parfois aussi, il me racontait l’histoire des films qu’il avait choisis et il me demandait ce que j’en pensais. Vous vous rendez compte ? A moi !
- Ah ! La confiance et la sympathie parfois, ça ne se commande pas.
- On dirait une parole de lui, fit-elle en se détendant.
Elle sourit piteuse et se tut.
- Si d’autres histoires vous reviennent, n’hésitez pas, je ne vous mangerai pas. Bon, reprenons. Vous êtes entrée dans le bureau. Qu’est-ce que vous avez fait en premier ?
Line se concentra en plissant les yeux.
- Je suis allée directement vers les presse-papiers. Oui, c’est ça, je commence toujours par eux, fit-elle en marquant un temps d’hésitation. J’ai tout de suite vu qu’il y en avait un par terre. C’était pas son genre. Je l’ai ramassé, je l’ai nettoyé et je l’ai remis en place. J’allais en prendre un autre quand j’ai vu le corps de monsieur André. J’ai crié très fort, j’ai voulu aller voir s’il était encore vivant et j’ai préféré donner l’alerte tout de suite. C’est d’un médecin qu’il avait besoin, pas de moi, fit-elle en cherchant du regard l’approbation de Lassec’h.
Elle transpirait, bouleversée par l’évocation de la scène. Elle avait l’air de planer, en dehors des réalités. Elle ressemblait à un somnambule et ça ne plaisait pas à Lassec’h.
- Moi quand je suis entré, j’ai tout de suite vu le tracé du corps sur la moquette, fit-il.
- Moi j’ai vu que le presse-papier, fit-elle avec plus assurance.
- Il était sur quelle étagère habituellement ?
Elle réfléchit, compta sur ses doigts.
- Sur celle du milieu.
- Exact. Bon, nous allons y retourner et vous allez me montrer tout ce que vous avez fait dans le détail.
- Non !, s’exclama-t-elle.
- Allez, un petit effort, ce ne sera pas bien long. Vous l’aimiez bien alors disons que ce sera votre manière à vous de l’aider.
- Je peux plus l’aider maintenant. Si j’aurais su…
- Bon, ça suffit. Qu’est-ce que vous me cachez ?
- Mais rien, bredouilla-t-elle.
- Vous pouvez le jurer, là, tout de suite, avant d’avoir à le faire devant un tribunal ?
Elle était complètement paumée la pauvre. Elle le regardait sans répondre.
- Bon, on y va.

Elle traînait le pas dans les couloirs et s’accrocha à la porte du bureau de Lessueur pour ne pas entrer.
- On commence, fit Lassec’h plus durement. 
Elle avançait péniblement comme une mécanique. Lassec’h, l’attrapa par le bras, la retourna vers le bureau en lui lançant au visage :
- Jurez, maintenant, jurez que vous ne savez rien d’autre !
Pauvre femme, se dit-il quand il la sentit tomber à terre. Elle pleurait en répétant. 
- Il était devenu fou, fou, fou, fou…
- Racontez-moi.
Elle resta un bon moment inerte avant de se justifier.
- Je me suis défendue, c’est tout, je ne voulais pas, non, je ne voulais pas. Je vous jure monsieur le commissaire, je voulais pas.
- Calmez-vous, madame, fit-il désarçonné par ces aveux inattendus. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle s’assit et le regarda drôlement en hochant la tête.
- De l’eau, s’il vous plaît.
D’un claquement de doigts, il fit signe à Martin.
- Allez-y, prenez votre temps.
Elle ferma les yeux et commença à chuchoter.
- Quand je suis entrée dans le bureau, il était devant la fenêtre, le dos tourné. Il… il… lisait. Je me suis approchée doucement pour aller près de lui et je lui ai dit : “Je sais ce que c’est…”. Là, il s’est retourné. Il était comme un fou… Il me regardait comme s’il ne me reconnaissait pas, comme perdu. Il hurlait : “Jamais, jamais, jamais.”
- Quoi jamais ? Qu’est-ce qu’il voulait dire ?
Line baissa la tête.
- Je sais pas, je vous jure…
- Attention madame !
- Je vous jure, je croyais qu’il allait se calmer. Je savais que parfois il devenait fou mais avec moi, j’ai pensé qu’il allait se calmer, qu’on allait discuter. J’ai essayé de rire, de plaisanter, de le féliciter mais sa colère était si forte…
- Qu’est-ce qui le mettait en colère comme ça ?
- Mais j’en sais rien. D’un coup, il m’a attrapée par le cou. Regardez, fit-elle en arrachant son foulard et en montrant les ecchymoses qu’il cachait. Il me serrait de plus en plus fort, j’étouffais, je…
- Attendez, attendez, vous vouliez le féliciter pourquoi ?
- J’ai pas dit ça.
- Mais si.
- C’est bête ce que je dis souvent.
- Peut-être mais là, y’a mort d’homme.
- Ben, je sais pas, j’ai dit ça comme ça. Je voulais plaisanter avec lui, comment dire, le flatter si vous préférez. Je voulais le calmer moi. Je comprenais pas sa colère. Jamais j’ai voulu le tuer. Jamais, croyez-moi monsieur le commissaire mais il me serrait tellement fort. J’ai eu peur mais j’ai réussi à me dégager en me débattant et j’ai couru vers la porte mais il m’a rattrapé, j’ai pris un presse-papiers et il a recommencé à m’étrangler en criant : “Jamais, jamais, personne ne saura.”
- Mais quoi, bon sang ?
- Mais j’en sais rien et là, poursuivit-elle à toute vitesse, j’ai tapé sur son crâne… J’ai cru que je l’avais assommé, c’est tout… mais il est mort… Monsieur le commissaire, je l’ai tué. C’est moi et c’est pas juste. La vie est une tartine de merde, j’vous dis.
- Bon, bon, bon. Reprenons. Il lisait ça, fit Lassec’h en sortant la scène pour la lui mettre sous le nez.
- Je sais pas, fit-elle en s’éloignant sans regarder les trois feuillets.
- Tenez, lisez, ça vous parlera peut-être.
Soudain, Line s’affaissa à nouveau sur la moquette, en se cachant le visage. Elle ne bougeait plus.

- Hé bien ! Qu’est-ce qui vous prend ? Allez debout.
Aucune réaction. Lessueur se pencha pour l’aider à se relever quand elle lui lança furieuse :
- Merde ! J’ai oublié mes lunettes.
- Doucement, je vais vous prêter les miennes. Vous êtes presbyte ?
- Non, je suis myope, éclata-t-elle en hurlant de rire.
Lassec’h la regarda décontenancé, étonné par ce rire forcé, presque hystérique, quand soudain il comprit.
Non, ce n’est pas possible !, se dit-il surpris par ses propres conclusions. Un homme à cette place Et dire que c’est elle qui a découvert le secret de Lessueur, je comprends mieux son désespoir. Elle a failli mourir et elle continue à le protéger. Jusqu’au bout elle reste solidaire. Et lui, il n’a rien voulu savoir, il n’a pas voulu d’aide. Quelle connerie !
- Hé oui Madame, c’était un drôle de secret et il n’a pas voulu le partager, même avec vous, fit-il en lui prenant la main avec délicatesse. Monsieur André Lessueur, directeur de l’unité de programme fiction était comme vous, il ne savait pas lire. C’est bien ça ? .
- Oui.
- Bleu !, pensa Lassec’h. 


Toute ressemblance avec des personnages 
existants ou ayant existé 
serait vraiment pure coïncidence

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